Un printemps et des roses

J’ai donné mon coeur à un homme.

Il le sait, car je le lui ai dit.

Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il le détient encore. 



Il ne le sait pas, car il l’a griffé. Il a griffé mon coeur.

Alors tout le monde croit que je l’ai repris.

Comme si l’amour se gagnait au mérite.

Mais c’est faux.

Il l’a. Il a mon coeur.



Après tout, tant de griffures couvrent déjà mon coeur.

Parce que c'est un coeur d’enfant. Un coeur qui sait.

Et le Temps est un allié. 

Intransigeant.

Loyal.

Puissant.

Il panse ses plaies.

La lumière passe alors au travers de ses fêlures et griffures.

Le temps cercle ses estafilades de dorure.

Et mon coeur rayonne. Encore et encore.



J’ai choisi de confier mon coeur à cet homme.

Mais je tairai pourquoi. 



Je l’ai choisi comme gardien de mon coeur.

Il le garde. Même s’il ne le sait pas.

Étrangement, c’est avec lui que je le sens le plus en sécurité.

Dans le donjon de ce lointain château, dont les portes me sont désormais fermées.

Parce que j’en ai été exilée.  



Comme des étoiles filantes, nous avons traversé le ciel de l’autre. 

Les comètes ne sont plus que poussière.



De notre rencontre, notre monde a tremblé.

Ébranlé notre entourage.

Ébranlé nos convictions.



Je crois comprendre.

Je l'ai touché.

Il ne peut l'accepter.

Parce qu'alors la distance deviendrait océan.

Océan de regrets.

Et la rectification, montagne.

Montagne de doutes. 



Il ne peut l'accepter.

Inadmissible,

Inavouable,

Honteuse,


Vulnérabilité.



Je crois comprendre.

Mais j'ai si peur d'avoir tort.

Le mettrais-je mal à l'aise?

Aurais-je l'air ridicule?

Aurais-je perdu mon temps?

Aurais-je du chagrin?



Je crois comprendre.

Je l'ai touché.



Cela m'enorgueillit. 

Cela me rassure. 


Cela m’apaise. 



Cela me réjouit.




J’ai cru voir au-delà des apparences.

Et depuis j’ai un rêve. J’ai un espoir.

L’espoir d’un avenir en couleurs.

Sans lui, tout devient froid. Tout devient gris. Tout devient immobile.



Cet espoir m'a réchauffée.

Alors même que l’hiver s’était abattu.

Tous deux saisis, frêles oiseaux, dans les serres d'arbres morts.

Sa chaleur m'a soufflé tant de force, tant de courage. 

Je ne savais même pas que j’en avais autant.




C’est lui. Il m’a guidée.

Il était l'émissaire.

Mais il ne le sait pas.

Il ne sait pas qu'il tient haut la lanterne devant moi, éclairant le chemin. Se retournant vers moi, un doux sourire sur son visage à demi éclairé, il s’assure que, même trébuchante, je continue de marcher.

Il ne sait pas qu'au-delà de sa conscience éveillée, c’est sa lumière qui a dissipé les ombres et m’a montré comment me choisir.

Car lui, lui, a cru en moi, quand moi je n’y croyais plus.

Il a vu ma lumière, quand moi je ne la voyais plus.

Et il me l'a rendue.



Comme la vague porte le bateau, il me soutient.

Et, comme la vague ne sait pas qu’elle porte le bateau, il ne le sait pas.

Il ne sait pas qu’il est à mes côtés tous les jours, tandis que je m'accomplis.

Il ne sait pas que, sans lui, je n’y serais pas arrivée, je serais toujours endormie, je serais toujours avec les miens.

À les laisser griffer mon coeur.

Sans le savoir, il est devenu un port d’attache et je suis devenue le navire de ma vie.

Sans le savoir, sans le vouloir, il a réveillé ma force, il l’a nourrie, il la nourrit.

Et alors, au-delà de ce que ma terreur me disait capable, je me suis élevée face aux fléaux de l’ignorance et de la peur.

Il ne le sait pas.

Personne ne sait.



Car les convenances scellent mes lèvres.

La tradition ligote l’évidence.

La raison bâillonne les coeurs.

Et malgré mon besoin, malgré mon espoir,

Pas de réponse, pas d’excuse. 

Ses lèvres sont aussi scellées que les miennes.

Devant mes mots ne restait sûrement plus que le déni.

Parce que les remords s'étendraient sinon à l'infini. 



Une griffure de plus dans mon coeur. 

Une dorure de plus dans mon coeur.



Vouté sous les soucis du présent, j’imagine son sourire, alors qu'il effleure le rejet que son rosier lui a offert. Puis, je l’imagine prendre soin des pommiers de son père. Un lui plus jeune, plus hésitant, déjà frappé par la vie, mais je ne sais pas par quoi.



À son tour, trouvera-t-il le courant d’air ascendant pour s’élever?

À son tour, osera-t-il défier les convenances pour agir avec justesse?

Choisira-t-il le chemin de son cœur, celui que je décèle derrière ses griffes, empli de courage et d’honneur?

Renversera-t-il sa culpabilité et ses regrets?

Déposera-t-il sa rancune et sa méfiance?

S’affranchira-t-il de son orgueil?

Viendra-t-il me voir?

Ferons-nous enfin la paix?



J’ai tellement besoin de cette paix.

Mais moi j’ai peur de cette paix.

Parce que j’ai peur qu’une fois faite, vous ne me quittiez à nouveau.



Alors, comme un fragile cristal, je chéris désormais mon espoir d’harmonie dans un délicat silence.

Comme l’âtre d’une chaumière en hiver, cet espoir me tient chaud et me régénère.

Il éclaire les ténèbres et transforme la poussière en étincelles.

Et, dansant devant moi, ces étincelles deviennent des écrits.

Un demi-sourire aux lèvres, patiente, je tisonne doucement mon feu.

Je tisonne doucement ma foi.

Et je laisse faire le temps. 

Je laisse faire la magie.

Parce que c’est à votre tour.

C'est à votre tour de m'apporter des roses.






27 décembre 2021
Emilie Bétrix