Un trou dans le coeur

J’ai un trou dans le coeur. Je ne me souviens d’ailleurs pas quand mon coeur a été intact pour la dernière fois. Je ne sais même pas s’il l’a jamais été. 
 
Parfois, il s’active et devient un trou noir. Il absorbe alors tout dans le néant. 

Ravage.
 
Je suis ce qu’on appelle, en psychiatrie moderne, traumatique complexe, aussi appelé traumatique relationnel. Les psychiatres ont émis de nombreux diagnostics me concernant dans lesquels je me reconnais plus ou moins, mais seul le trauma complexe me donne enfin la réelle impression d’être comprise. 
 
Cela signifie que la vie m’a cabossée. Cela signifie aussi que les gens m’ont cabossée. Je ne reviens d’ailleurs même pas du courage – ou de la stupidité, je ne parviens pas à me décider – dont je fais preuve, tandis que je continue à chercher le contact avec autrui, malgré ma méfiance et la peur d’être à nouveau blessée. 
 
Nous sommes des centaines de milliers à avoir été cabossés par la vie et par les gens. 
 
Le trauma complexe s’exprime au quotidien notamment par la dissociation. Inconsciente de ce que je ressens, je suis comme anesthésiée, incapable de comprendre la gravité de ce que j’ai pu vivre ou de ce que je peux encore vivre. Dans ma perspective, je suis une femme sans histoire au parcours ordinaire. La dissociation explique aussi comment tant de personnes peuvent continuer de vivre malgré leurs expériences et pourquoi elles banalisent leur propre vécu et celui des autres.
 
Tout à coup, cette réalité cotonneuse se brise sous un flashback, autre symptôme du trauma complexe. Les flashbacks sont déclenchés par des évènements ou des mots, parfois d’apparence anodine. Je suis alors projetée droit dans mon passé, droit dans l’évènement originel. Tout s’affole en moi. Mon cerveau revit l’évènement dont il n’a pu faire sens et qu’il a préféré enkyster pour survivre.
 
Sur le moment, je n’ai souvent aucune idée de ce que je suis en train de vivre, je ne comprends même pas pourquoi j’ai si mal. Le plus ironique est probablement que je ne me souviens pas des traumas inscrits dans mon système nerveux, faisant de moi la marionnette de mon passé.
 
Les gens autour de moi ne comprennent pas pourquoi je réagis aussi fort. Je fais d’ailleurs souvent écho à leur propre blessure. Ils entrent alors en résonance, comme un jeu de miroirs : ils s’agitent, cherchent des solutions, s'énervent, se sentent coupables, sont ramenés à leur propre trauma. Parmi mes proches et même parmi les personnes censées savoir le faire, car professionnelles formées, très peu se sont révélées capables de soutenir l’énergie de souffrance que je dégage. 


 
Les gens partent. 

Les uns après les autres. 

Ma vie est une longue succession d’abandons et un isolement grandissant. Certains partent dans la mort. D’autres partent dans le silence, croyant que je ne le vois pas, alors que ce silence est aussi assourdissant qu’une trahison. D’autres annoncent tout à coup que c’est trop et disparaissent du jour au lendemain. 
 

Terrifiée d’être à la merci d’un abandon de plus, j’anticipe désormais ces départs et me protège. Intentionnellement, crûment, je repousse durement ces présences devenues conditionnelles, évanescentes, humiliantes. Je transcende dans le rejet de l’autre ma frustration et mes attentes déçues. J'affronte alors ma peur de perdre la relation, faisant peut-être ainsi un pas de plus vers moi, vers mon coeur.

 
Ma vie sociale est un perpétuel paysage de sable mouvant.

C’est un bar où les gens entrent et partent après avoir bu un verre et tapé un peu la discussion. Je me délecte de tous ces visages et de leurs histoires, puis me sens très seule lorsqu’il s’agit de mettre les chaises sur les tables et de nettoyer, une fois tout le monde parti. Les gens reviendront probablement une fois le bar propre et rouvert.
 
Mais, mon ami, as-tu oublié que l’amitié se définit tout autant dans les moments de joie que de difficultés ?
 
Où es-tu lorsque j’ai le plus besoin de ta présence et de ta délicatesse ?
 
L’autre jour, chez mon psychiatre, recroquevillée sur le canapé, les larmes aux yeux, lui faisant la liste des personnes parties, ces visages qui me hantent, je lui ai demandé pourquoi, alors que j’expérimente ce que le corps médical appelle maladie, pourquoi je me retrouve seule face à elle? 
 
Pourquoi tout le monde part? 
 
Ma grand-mère est morte d’un cancer, entourée par ses proches. Son atroce agonie n'a pas suffi à nous repousser. Mais, moi, je suis seule et je souffre chaque jour un peu plus. Depuis quelques mois, je me demande régulièrement combien de temps s’écoulera avant que les policiers ne forcent ma porte pour débarrasser mon cadavre.
 
Mon ami, pourquoi me laisses-tu toute seule aujourd’hui? 
 
Seras-tu là à mes funérailles?


 
On ne parle pas de la maladie psychique. On ne parle pas de sa condition mentale. Pour ne pas embêter les autres. Pour ne pas les choquer.
 
On n’en parle pas, alors même que la maladie psychique est parmi les maladies les plus répandues au monde: la dépression touche à elle seule 5% de la population et est l’une des principales causes d’incapacité dans le monde. La dépression est du reste un autre symptôme de trauma. 
 
On tait la maladie psychique, alors même qu’elle est source de souffrances réelles et s'avère souvent une condition mortelle
 
Pourquoi ce silence et cette apathie malgré le danger? Pourquoi pareille rétention d’empathie, de compassion et de courage devant la douleur psychique?
 
Aujourd'hui, une quinzaine de jours avant Noël et mes trente ans, seuls semblent rester à mes côtés ceux et celles qui connaissent dans leur chair la souffrance que je traverse et ont choisi d’y faire face d’une façon similaire à la mienne. 
 
À la vie. À la mort. 
 
Ce sera le Noël des Secoués et des Suicidaires. 

Mes trente ans seront-ils aussi misérables et douloureux que mes 28 et 29 ans?
 
Ma sœur est partie dans le silence il y a maintenant plus d’un an. Mes parents sont partis dans le silence il y a maintenant plus de six mois. Je traversais alors l’une des périodes les plus douloureuses de ma vie.

Après m’avoir agressée il y a deux ans, ma famille s'est ensuite retirée alors que je me remettais d’une autre agression. Elle m’a laissée seule face à l’Ange de la mort, qui me soufflait qu’en rester là serait un soulagement et de toute beauté. 
 
Depuis, le trou dans mon cœur semble s’être fiché d’un clou. Le clou de la haine. La haine est une compagne bien plus difficile que l’Ange de la mort. La haine rend méfiant, cynique et égocentrique. Elle me sépare de mon prochain, au moment même où j’en ai le plus besoin.
 
Je hais cette haine.

Rance.
 
Et c’est ainsi que me cueille à nouveau un immense désespoir. Si je conçois aujourd'hui le départ de ma famille comme une bénédiction et marche résolument vers mon individualité, comment pourtant leur pardonner leurs choix et leurs actes, leur abandon et leur trahison? 
 
Si je conçois que les gens que j’aime, mes amis, me quittent pour des raisons qui leur sont propres, et non pas par manque d’amour, comment pourtant leur pardonner leurs mots et leurs silences? Comment pardonner ces abandons et ces trahisons, cruelles répétitions du passé?
 
Et surtout, comment me pardonner d’avoir vécu ce que j’ai vécu? Comment me pardonner de ne pas pouvoir leur pardonner?
 
Comment sortir du perpétuel cycle traumatique autrement que par la mort? Comment arrêter la roue? 

Comment marcher libre? 
 
Ce clou me fait peur. Je vois les contours du trou rouiller, se gondoler, se flétrir. Je vois mon coeur s’aigrir, empli d’une colère lourde et d’une honteuse haine que je me retrouve à porter seule et dont je ne veux pas. Fidèle compagnon, l’Ange de la mort me propose régulièrement son aide, me soufflant que lui, tel un alchimiste, lui a les moyens de transmuter ces sentiments et de préserver ainsi mes proches de mes ombres. 
 
Et lui et moi rions devant les mines affligées de mes vis-à-vis, profondément désolés et impuissants devant mon état. Je ris, parce que je connais déjà la fin de l’histoire : ils partiront. 
 
Enfermée dans ma méfiance, une boîte aux parois grises, hautes et lisses, je hurle pour en sortir, mais je feule devant les mains tendues, terrifiée, telle une bête sauvage blessée. Comme un corps rachitique souffre au moindre contact, même celui des caresses, les marques d’affection sont désormais devenues synonymes de danger et de douleur. Elles sont devenues pour moi les précurseurs de l’abandon et de la trahison.
 
Jamais n’ai-je été aussi consciente que la confiance est un don précieux, une expérience merveilleuse.
 

Aujourd'hui, je cherche la clé. 

La clé de mon coeur.
 


Après tout, ce trou dans le coeur n’est probablement rien d’autre qu’une serrure. 
 


Ou peut-être l’Ange de la mort emportera-t-il tout. Ma quête et ma colère, ma haine et mon coeur.





 
Emilie Bétrix
11 décembre 2021