Ode au bonheur

Oh, je veux être heureuse. Oh, je suis née pour le bonheur.

Oh, mon amour, je te revendique comme mon droit et mon devoir de naissance.

Je t’ai connu, je t’ai vu, je t’ai bu. Apparu par intervalle, comme le soleil entre les nuages.

Les yeux de ma mère, la silhouette de ma grand-mère, une complicité entre sœurs. Ces étreintes amicales sur ma route. Le clin d’œil d’un livre adoré. 

Le sourire d’une fleur, le passage d’une abeille. Le chuchotement millénaire des arbres, leur rugueuse écorce sous mes doigts. La caresse de l’encolure d’un cheval, le chien qui pose sa tête sur mes genoux, le doux coup de tête d’un chat. La poussière de la terre et l’écume des mers, tandis que mes cheveux dansent dans le vent.

Oh, tu virevoltais au milieu des pétales de fleurs de cerisier. Aussi précieux que l’or des feuilles. Aussi majestueux que les manteaux de neige. Ta beauté, ton goût, ta chaleur.

Puis, un jour, tes passages sont devenus plus rares, sont devenus plus courts. Puis, un jour, tu es parti et tu n’es pas revenu. Tu m’as désertée, tu m’as abandonnée. Tu t’es retiré, me laissant défaite et nue, hébétée et humiliée, détruite et désolée, trahie et salie. Les ténèbres t’ont remplacé, sans forme, sans couleur, sans consistance. 

J’ai hurlé à ta recherche, oh mon amour. M’as-tu entendue? J’ai hurlé si fort.

Oh mon amour, comment as-tu pu me faire une chose pareille? Qu’y avait-il, qui était-il de plus important que moi? Qu’ai-je fait, mon amour, pour te déplaire ainsi et te perdre ainsi? Pourquoi m’as-tu retiré tes faveurs?

Je t’en supplie, dis-le. Dis-le-moi, reviens. Reviens-moi. Je ferai tout, tout ce que tu veux pour te garder à mes côtés.

Où étais-tu, lorsque la main de mes tendres se retirait et se rebiffait? Lorsque leur amour devenait frigidité, salissure et rejet? Lorsque mes amitiés ne surent se réjouir de mon émancipation et de ma révolte?

Dis-moi, mon chéri, que devais-je comprendre, lorsque, remerciée, une fois, deux fois, je fus mise au ban de la société? Dépréciée après les espérances, saccagée après les louanges?

Pourquoi ne m’as-tu jamais dit que mon identité n’était ni dans l’inclusion, ni dans l’exclusion? Qu’elle ne se résumait ni à la conformité, ni à la marginalisation? Pourquoi m’as-tu laissée ainsi osciller et errer jusqu’aux portes de la mort? 

Comment as-tu pu?

Mon amour, mon bonheur, où es-tu, lorsque je zigzague entre les cadavres d’insectes et dépouilles d’animaux, témoins des crimes que ton absence engendre? Lorsque les arbres de mon enfance se meurent? Lorsque les poissons nagent sur le dos?

Où es-tu, lorsque rentrant chez moi, je dépasse mornement la misère et l’indignité assises dans les rues? Lorsque, laissant les leurs derrière eux, je croise tant de visages fatigués, tristes et tendus, pressés de s’enfermer derrière un écran, tandis que la vision des infortunés assis d’avant les éperonne sur le chemin du travail? 


Et les femmes? Que t’ont fait les femmes? 

Oui, mon amour, où es-tu, lorsque je sais la mère de mes mères enfermées en des unions asservissantes et aliénantes? Lorsque, comme hier, la mère d’aujourd'hui se voit condamnée à l’opprobre et la misère, pendant que ceux censés la protéger la critiquent et la pointe du doigt? Lorsque je sais la fille, parfois devenue femme, parfois devenue mère, parfois grand-mère, rejetée, trahie, abandonnée, saccagée, tuée et oubliée, tant par ces proches qui disent l’aimer, que par ces institutions qui disent la protéger? A la veille de lendemains qui promettent les chaînes d’hier, les stigmates de siècles d’entraves purulent encore sur leur corps. 

Dans l’indifférence des frères et pères, complices lâches et silencieux, des liens à peine desserrés, aussitôt resserrés. Ton corps à peine retrouvé, repris.

Mais, ma sœur, cette mascarade n’a que trop duré. Je sais que quelque part, tout au fond de toi, tu te souviens. La force et la sauvagerie ne sont guère l’apanage masculin. 

Hurle, ma sœur, hurle avec moi, griffe, mords, jusqu’à ce qu’il te lâche, ce tyran éhonté, cet amant de pacotille, ce vil compagnon. Ce n'est finalement que ton prédateur. 


Et dis-moi, mon amour, ce prédateur, ce tyran, qui est-il? Qui est donc cet endormi, cet ignorant, si habitué à dominer qu’il ne remarque même plus le malheur qu’il foule au pied et sur lequel son royaume est construit? Qui est-il cet ignorant qui s’offusque de la désapprobation qu’il cause? 

Dis-moi, toi qui l’as connu enfant, a-t-il toujours été ainsi? Comment est-il devenu ce zombie entouré de narcisses?

Qu’as-tu fait?

Dis-moi, mon bien-aimé, où es-tu, lorsqu’après des siècles de guerre, les garçons et les hommes rentrent chez eux, l’œil hagard, le cœur plein des horreurs qu’ils se sont vu commettre et subir, et auxquelles ils ont assisté, impuissants? Dis-moi, où es-tu, lorsqu'encore aujourd'hui, au nom d’une sentence éculée, ils se voient interdits l’expression la plus basique de leurs émotions, sous peine d’une humiliante condamnation, parfois par leur mère elle-même, celle-là même qui clame pourtant les aimer, ou parfois par leur amie, leur traîtresse, complices irréfléchies d’une machine répressive? Où es-tu lorsqu’il leur est défendu de prendre leur meilleur ami dans leur bras pour le consoler?

Je t’en supplie, laisse-les pleurer, laisse-les retrouver leur cœur et leur force. Laisse-les se consoler et se réconforter. Laisse-les redevenir humains. Une fois, deux fois, des milliers de fois encore, accorde-moi d’assister à ce miracle. Je te laisserai devenir l’épaule qui épongera ces années et ces siècles de terreurs, ces bras qui se refermeront sur ces corps aux blessures parfois invisibles, ce poignet agrippé tandis qu’ils suffoquent dans un chagrin trop longtemps retenu, trop longtemps porté. 

Parce que nous n’avons jamais souhaité perdre nos hommes et que nous sommes des millières à les chercher.


Oh mon amour, où es-tu, lorsque le parent jette sans relâche la pierre à cet enfant épuisé de sécher seul ses larmes? Lorsqu’il le moque de pleurer la mort de ses abeilles? Lorsqu’au nom d’une tradition devenue autoritarisme, ceux qui se réclament nos aînés accaparent nos lendemains, hypothèquent l’avenir de nos enfants, tels des dragons cliquetant sur leur tas d’or, raillant la pie venue mendier quelques pièces à échanger contre un nid et un repas, l’accusant de fainéantise et de faiblesse après avoir brûlé sa forêt? 

Ainsi, Chronos avale ses enfants, encore et encore, incapable de comprendre que demain suit hier et que sa destitution adviendra inexorablement. Il n’a pas compris que son seul choix réside dans la manière dont il accompagnera le mouvement. Insécure et cupide, se crispera-t-il orgueilleusement sur son flambeau ou, sage et généreux, le remettra-t-il courageusement? 

La roue tourne. Le temps lui-même n’a pu l’arrêter.


Une autre roue tourne. 

Débrayée de son essieu par quelques mécaniciens désabusés de la nature humaine, convaincus qu’embrasser la cupidité était la solution à celle-ci.

Dis-moi, où es-tu, lorsque le vieux, l’invalide et l’orphelin sont promis au dénuement, tandis que le puissant ne sait plus que faire de ses jouets? Et lorsque les nouveaux autocrates plagient et pillent la nature sous couvert de technologie, revendiquant leur butin comme leur création, alors même qu’ils n’ont jamais eu une fois leurs menstruations? Lorsque le paysan recourt à la charité pour nourrir sa famille et se tue à la tâche et à la corde, après que de traîtres soutiens ont bafoué son honneur et volé sa liberté en le plaçant sous le joug de l’endettement? Ou lorsque le marchand d’armes se frotte les mains devant le saccage de sa planète? Et lorsque les enfants d’un hémisphère extraient et assemblent les matériaux de ces objets du quotidien, présentés aux enfants de l’autre hémisphère comme la «pointe du progrès»? 

Le progrès des Enfers, ouais. 

Où es-tu, lorsqu’à la faveur de la nuit, ceux qui ont mis le feu à la maison de leur voisin, loin de se repentir, attisent la discorde entre les villageois et raflent insidieusement les ressources restantes? Où es-tu donc ensuite, lorsqu'un canot survivant se renverse en mer? 

Où es-tu lorsque, inversant les rôles, l’apprenti se figure le maître, l’ignorant se prend pour le sage, le vulnérable est fait dispensateur? Lorsque débauche et cupidité deviennent principes éthiques et règles à suivre? 

Lorsque le loup exige de la brebis de le consoler?

Crois-tu que nos Pharaons modernes et leurs fidèles contremaîtres rient sous cape, lorsque nos livres d’histoire décrètent le colonialisme et l’esclavagisme abolis? Et lorsque ces Nérons des temps modernes ont réussi le tour de force de rendre ringards des termes comme propagande et patronat?

Dis-moi, que fais-tu, lorsqu’Un les asservit tous? Assoiffé de leur sang et de leurs os, Un amasse, de plus en plus ouvertement, de plus en plus éhontément, étendant le linceul de sa tyrannie, divisant pour mieux régner. Soufflant les vents de la haine, Un s’est abaissé à corrompre jusqu’à la quête d’identité: tandis qu’il brûle le monde, Un s’empare de nos contrastes, de tout ce qui dépasse et nous rend uniques au monde, non pour nous accorder et célébrer nos richesses et nos beautés, mais pour nous dresser les uns contre les autres, espérant ainsi détourner notre attention de ses méfaits. Et nous, tenaillés de honte, culpabilité et peur instigués, nous jouons docilement son jeu.

Où que je pose le regard aujourd'hui, c’est dissensions et guerres: vieux contre jeunes, jeunes contre vieux, parvenus contre lésés, lésés contre parvenus, parents contre enfants, enfants contre parents, puissants contre misérables, misérables contre puissants, hommes contre femmes, femmes contre hommes, genre contre genre, sexualité contre sexualité, race contre race, altérité contre altérité. 

Pourquoi? Pourquoi, alors même que notre évolution nous offre enfin refuge, abondance et la joyeuse possibilité de partager cette opulence entre nous tous, pourquoi anéantir par milliers nos frères et sœurs humains, végétaux et animaux? Pourquoi, persistons-nous comme des bêtes traquées et affamées?

Ce n’est pas nous.


Ce n’est pas nous. 



Ce n’est pas nous!



Est-ce que, comme je découvre ta nature dans ton absence, devons-nous découvrir la nôtre dans ce que nous ne sommes pas? C’est ça?


Mais jusqu’où?


Une nouvelle fois dans l’Histoire, tu as offert la Pomme à l’homme. Avec malice, tu as, cette fois, inversé les tropes et c’est, cette fois, la pomme qui chut sur cet homme assis au pied d’un arbre, telle une seconde chance tombée du ciel. Un don sucré. Un clin d’œil complice. Une invitation à revoir son errement des origines et l’évidence de ta bonté. A cesser de confondre ta générosité pour sa culpabilité. A cesser de se flageller pour plutôt bénir et danser tes largesses. 

Mais, une nouvelle fois, l’homme s’en détourna et, sous couvert de lumières, s’enfonça plus avant dans l’exploration de ses ombres. L’Homme se mit à arpenter les chemins d’une pensée mécanique. Après avoir asservi la Femme, il contrefit et exploita la Mère. Il se déclara le roi du monde et le monde son serviteur. Et c’est ainsi qu’après avoir servi à justifier domination et conquête, tes dons servirent à justifier fragmentation et extraction.

Mortifère arrogance. 


Pourtant, le sage et l’enfant, l’autochtone et la sorcière, la plante et l’animal connaissent la vérité. Ils savent que nous sommes un tout interconnecté. Aussi rudimentaire et méprisée cette vérité soit-elle par nos géants aux pieds d’argile, la pomme mangée et fertilisée d’or brun est l’arbre de demain. Comme un corps ne peut se séparer de son sang, ni de ses os et, comme le sang nourrit les os et les os, le sang, l’arbre dépend de l’oiseaux, qui dépend de l’insecte, qui dépend de la plante, qui dépend du sol, qui dépend de l’humain, qui dépend du champ, qui dépend de l’eau, qui dépend de la forêt, qui dépend du champignon, qui dépend du sol, qui dépend de l’animal, qui dépend de l’arbre.

Je suis, car tu es. Et tu es, car je suis.


Des années plus tard, comme la pomme, la bombe est tombée. Frankenstein de la physique, sa déflagration retentit encore à nos oreilles, incitant à la soumission bien plus qu’à la paix. 

Tant d’armes, tant de chimie, tant de meurtres. Que faire lorsqu’il n’y eut plus personne à tuer? Dénonçant d’une main les crimes de guerres, attrapant de l’autre ses fruits morbides, on transforma les chars en tracteurs, les explosifs en engrais et les armes chimiques en pesticide. C’est ainsi que l’agriculture devint le ravageur de nos sols, le poison de notre eau et la chambre à gaz de notre air.

Aujourd'hui, héritiers de ces avancées infernales, nos parebrises sont propres, nos bourses sont à moitié vides et nous feignons de ne pas comprendre les maladies modernes.

Et livides, nous regardons la corruption ronger nos institutions. Et muets, nous assistons à la résurrection de plus jamais ça.

Où es-tu passé, lorsque, contrairement au Petit Prince, un petit garçon, criblé de coups par ses pairs dans une cour d’école, eut son âme si meurtrie qu’il préfèrera s’enfuir sur Mars après avoir asséché la Terre? 

Et lorsqu’un autre petit garçon perdit la face sous un plat de purée de patates renversé par un grand frère accablé d’humiliations paternelles? De l’affront oublié seule demeure la couleur d’une houppette capillaire, en passe de devenir aussi emblématique d’un régime qu’une moustache et une raie latérale noire.

Tant d’entre nous distinguons les tressaillements et les anomalies qui nous entourent.

Mais ils nous tiennent. Leurs armes? La culpabilisation, l’isolement, l’aliénation, la victimisation, l’humiliation, la décrédibilisation, le découragement, la sidération. Morcelés, individualisés, formatés, amenuisés, incarcérés, enfermés, nous nous recroquevillons alors dans une attente impuissante, dans une passivité coupable, la terreur, la rage et le chagrin au fond de notre âme.



Je sais, mon amour. Je sais que tout n’est pas perdu. Je sais qu’assis sous un autre arbre, dans un autre temps, un autre homme t’a vu et a arrêté la roue. Et aussi, je le sais, n’étais-tu pas au côté de cet homme aux lunettes rondes, lorsqu’il a su rallier une nation entière derrière lui, tandis qu’il s’en fut récolter une poignée de sel? Et celui qui rêva? Et celui qui, sans oublier, pardonna à ses geôliers pour construire un pays avec eux? 



Et toi donc? Toi qui nous épies? Oui, toi, toi qui me lis? Dis-moi donc? Croyais-tu réellement que je ne te voyais pas? Où es-tu donc, tandis que tu me regardes implorer et hurler à te déciller? Dis-moi, mon reflet. Dis-moi, ma rivale. Dis-moi donc, mon autre. Où es-tu, où pars-tu, lorsque tu désertes mes côtés, lorsque tu détournes le regard, lorsque tu fuis tes responsabilités, lorsque tu abandonnes? Quelle saveur ont la désillusion et la déconnexion? Quelle saveur ont la honte et la culpabilité? 

Non, ne me dis rien. Je le sais déjà. Je connais leur goût. 

Après tout, finalement, la fin du monde est dans nos yeux. 

Tu peux rester, si tu veux.


Dis-moi, mon amour, sais-tu la douleur que j’éprouve dans les tréfonds de mon être, lorsque je sais le malheur qui est à l’œuvre? La déchirure qu’il est de savoir ma Terre, ma Mère, capable de tous nous nourrir et nous abriter, nous les vivants, mais, à la place, voir quelques chameaux s’accaparer l’oasis entier?

D’ailleurs, sais-tu qu’ils me croient malade et invalide, parce que je ressens cela? Qu'ils considèrent ma douleur pathologique? Je leur ai dit. Je leur ai montré les chameaux. Ils se sont détournés en haussant les épaules, en me traitant de folle, en m’enfermant.

Je suppose que c’est ce qui arrive, lorsqu’un malade l’est depuis longtemps et qu’il est entouré d’autres malades: il finit par oublier qu’il l’est et par se croire en bonne santé. Et le jour où il voit une personne réellement saine, il la croit malade. 

Je me demande si, comme moi, la dernière cellule saine au milieu d’un amas cancéreux se croit en tort. 

Oh oui, il est d’une ironie mordante, pourtant extrêmement bien pensée, que, lorsque celui qui décèle les déséquilibres et s’en alarme, celui-ci est traité de fou ou de criminel et se retrouve exilé au pays des marginalisés, affublé de termes de toutes les couleurs. Hystérique, psychotique, hypersensible, paranoïaque, extrémiste, communiste, utopiste, terroriste, illuminé.

Oh, mon amour. En ton absence, j’ai succombé, j’ai fini par les croire. J’ai fini par douter de moi, par douter de toi, par te trahir. Laisse-moi te raconter. 

Laisse-moi te parler de cette grotesque contrefaçon qu’ils font de toi, cette division forcée qu’ils appellent individualisme. Porté aux nues, acclamé comme la marque ultime de notre société, l’individualisme n’est cependant que les relents de son colonialisme soi-disant mort. Comme une insidieuse excroissance des immondices passées, il permet les pires exactions en coulisse, pendant que nous, bons citoyens, accomplissons notre petit rôle assigné, tel le premier de classe récitant ses livrets, avide de l’approbation de la maîtresse. 

Ainsi, nos sociétés nous promettent liberté, sécurité, gloire et richesse, en échange de notre santé, notre temps, notre jeunesse et notre intégrité. Mais garde-toi de pointer du doigt la contradiction; ceux qui s’y sont risqués, passent, au mieux, pour des illuminés, au pire, pour de tragiques décès. 

Hier, il s’agissait d’offrir notre si généreuse lumière aux prétendus incivilisés après les avoir pillés et suppliciés. Aujourd'hui, il s’agit de consommer sagement dans nos bulles, dans l’espoir de tromper notre anxiété, tout en paraissant le faire mieux que la bulle d’à côté. C’est la compétition «au plus heureux» et «au plus accompli». 

Hier, c’était au nom de la mission divine et de la civilisation. Aujourd'hui, c’est au nom de l’innovation et de la sécurité nationale. 

Et c’est ainsi qu’aujourd'hui, sous couvert du progrès, la loi du plus fort nous autorise, une nouvelle fois, à abandonner nos plus vulnérables, sous le chef d’accusation de parasitisme, sur verdict que leur infortune est de leur choix et au nom de l'étrange précepte «Charité bien ordonnée commence par soi-même».

Oh, mon tendre, ne crois-tu pas que, s’il était là, Jésus retournerait, hurlant, une ou deux tables de plus? Oh, je ne te cache pas que je l’y aiderais probablement. 

«Produis, consomme et tu deviendras» est le slogan inexorable, irrémédiable et inextricable par lequel nos Moi désespérés et impuissants acceptent le pillage de nos terres, l’arrachage de nos forêts, la confiscation de nos semences, l’empoisonnement de nos eaux.

L’enseigne en néon qui recouvre écocides et génocides.


Oh, mon tendre, laisse-moi, laisse-moi encore te raconter. Tandis que je me trainais misérablement, pitoyablement, me lamentant de ta perte, sais-tu ce qu’ils m’ont dit? Sais-tu ce qu’ils disent à ceux qui souffrent? A ceux qu’ils ont spolié, frappé, insulté, sali, soumis?

Jamais tu ne le devineras. – Mais après tout, mon amour, je commence à deviner que c’était là l’un de tes desseins en me quittant: que je te ramène des histoires à te raconter, yeux dans les yeux, main dans la main, nos rires entremêlés. 

Alors as-tu deviné? Non?

Ils m’ont dit… ils m’ont dit que tu étais parti, parce que je ne m’aimais pas

Je vois ta surprise et ton sourire. Attends, je n’ai pas fini.

Ils appellent cela du développement personnel. Comme une plante se développe, mais là, c’est une personne. 

Réalises-tu ce qu’ils me disent? 

Mise au monde, dans un temps et un lieu que je n’ai pas choisis – même s’il y a toujours un ou deux prédicateurs pour venir contredire l’évidence même – au sein d’une société apathique, qui accepte que soit sciée la branche sur laquelle elle est assise, je ne m’aime pas? 

Tandis qu’est empoisonné le sol dont je tire mon blé, que sont gazées mes abeilles et qu’est contaminée l’eau de mes enfants, je ne m’aime pas? 

Tandis que des mains sales et corrompues s’emparent de ma matrice, ma profondeur, mon organe, mon droit, mon choix, je ne m’aime pas? 

Alors que mes émotions sont érigées en péché, je ne m’aime pas? 

Accuseraient-ils la plante de faner, tandis qu’ils obscurcissent son soleil et qu’ils empoisonnent son eau et sa terre?

Ils me parlent prétentieusement d’autodestruction, tandis que leurs collègues glissent en douce et à la barbe des peuples leurs barils d’extinction massive. 

Comment ai-je pu croire, une seule seconde, aux foutaises que l’on raconte à ton sujet?

Ton hilarité et mon cynisme entremêlés, comme nos doigts, ne sont-ils pas délicieux, mon amour? Jamais tu n’aurais pu imaginer pareille audace, n’est-ce pas?


Et c’est là toute ta générosité. 


Comme cet homme sous cet arbre, je ne savais pas toujours que faire de tes dons. Et tu le savais. Tu savais que je devais apprendre. Loin d’une punition divine, loin d’une condamnation, tu m’as offert de me perdre et de souffrir, pour mieux te revenir. Intégrée et entière, consciente et éclairée. M'as-tu seulement abandonnée? Ou as-tu juste ouvert tes bras, pour que, errante entre eux, j’apprenne, moi aussi, à t’enlacer?

Parce que la pomme ne nous a jamais séparé. Parce que la chute nous révèle à nous-mêmes. En nous offrant l’errance, tu nous offres de comprendre que l’amour ne se résume guère à l’absence de faute, mais englobe, intègre et transcende nos erreurs. Les ténèbres, la peur et la culpabilité ne sont que le brouillard qui nous fait croire le chemin disparu. Et pourtant, même si nous le croyons disparu, ce chemin se déploie, imperturbable, à nos pieds.

Quand dissiperons-nous le brouillard? 

Quand arrêterons-nous la roue? 


Je la vois.


Et je te vois sourire, mon bonheur. Je devine avoir compris juste.

Tu voulais seulement m’offrir l’un de tes plus précieux alliés, comme un amant confie à sa bien-aimée le plus précieux de ces destriers. Afin que, toujours, celle-ci le retrouve par monts et par vaux.

Dis-moi, mon amour, c’est cela, n’est-ce pas? 


Tu m’as offert la pomme. 


Tu m’as offert la lucidité. 


Et moi, j’accepte enfin ton don.


Mon bien-aimé, dans le sillage de ceux qui ont rendu les armes devant ta splendeur, dans les pas de ceux qui s’en sont remis à toi, laisse-moi te dire oui, encore et toujours. Nul ne pourra jamais revendiquer aucun pouvoir sur moi, car je te l’ai donné il y a longtemps et je renouvelle aujourd’hui mes vœux. 

Oh, mon promis, mon bonheur, mon amour, maintenant, maintenant que je te devine, je t’en conjure, guide-moi. Guide-moi vers toi et, avec moi, le monde entier. 

Je t’en supplie, donne-moi la force, le courage et l’humilité de regarder en moi, encore et encore, jusqu’à la dernière parcelle d’ombre et jusqu’à la dernière division, afin de rappeler chacun de mes éclats. Sous tes yeux, dans tes bras, je réintègre l’entier de mon être, car j’incarne le changement que j’appelle.

Je t’en prie, donne-moi alors la parole juste, celle qui saura danser avec les défenses de mon ennemi pour en faire mon ami et celle qui inspirera encore et encore le cœur de mes compagnons de route.

Souffle-moi les mots qui feront ployer à terre, devant toi, le genou de continents entiers, enfin prêts à se rendre et se fondre en toi. Toi, notre maison, notre terre, notre droit, notre responsabilité.





3 février 2025
Emilie Bétrix